22
Elena se réveilla dans sa cabine à bord de l’Étincelle des Vents, surprise qu’on frappe à sa porte et encore plus surprise de s’être assoupie. De la lumière entrait à flots par le petit hublot. La jeune femme se frotta les yeux. Il devait être midi passé. Pourquoi Er’ril l’avait-il laissé dormir si longtemps ?
Bien entendu, elle connaissait la réponse. Suite au rajeunissement miraculeux de Joach et à l’arrivée de la fillette de Cassa Dar, les compagnons avaient passé le reste de la nuit à discuter et à finaliser leurs plans. Er’ril n’avait réussi à la conduire à sa cabine qu’au lever du soleil, après que les armées s’étaient ralliées et mises en marche.
On frappa de nouveau.
— Maîtresse Elena !
La jeune femme repoussa sa couverture. Elle portait encore ses vêtements de la veille.
— Oui ?
— Maître Er’ril demande que vous le rejoigniez dans la cambuse.
Elena se leva et enfila ses bottes.
— J’arrive tout de suite.
Elle se dirigea vers la cuvette de toilette et le miroir doré qui la surplombait. Ses cheveux étaient emmêlés ; elle les peigna avec ses doigts, puis les fixa à l’aide d’une épingle en argent. Elle scruta son visage dans le miroir, y cherchant un signe de la force dont elle aurait besoin durant les jours à venir. Mais tout ce qu’elle vit, ce fut une fille aux yeux cernés et entouré de plis d’inquiétude.
L’écho des paroles de Sisa’kofa résonnait encore en elle : « Elena Morin’stal, descendante des sor’cières et des el’phes. Tu tiens la destinée du monde entre tes mains. »
Elena frissonna. Comment cela était-il possible ? Comment pouvait-elle tenir le destin du monde entre ses mains ? Elle leva ses deux mains écarlates. C’était bien peu de magie pour accomplir l’exploit qu’on lui demandait.
Elle soupira. À l’instant où elle avait ramassé cette pomme dans le verger familial, elle s’était engagée sur un long chemin qui avait fini par la ramener à son point de départ. Elle avait beaucoup appris sur elle-même, sur le cœur des hommes et des femmes. Elle s’était fait de nombreux amis proches, et elle en avait perdu certains. Tout ce périple devait bien avoir une justification, mais laquelle ? Ça ne pouvait pas être seulement le pouvoir et l’apprentissage de la magie.
Sisa’kofa lui avait conseillé de regarder dans son cœur et vers ceux qu’elle aimait. Elena sentait qu’une réponse se cachait quelque part dans les étapes qu’elle avait enchaînées pour en arriver là – une réponse qu’elle devait découvrir au plus vite.
Elle dévisagea la fille dans le miroir et ne vit qu’une étrangère.
— Que sais-tu ? chuchota-t-elle.
Mais l’étrangère demeura silencieuse et maussade.
Quelqu’un frappa de nouveau à la porte, arrachant Elena à sa rêverie. La jeune femme ferma les yeux. Er’ril avait eu raison de la laisser dormir ; elle en avait bien besoin.
Redressant le dos pour se donner du courage, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Son escorte était un jeune el’phe, qui s’inclina profondément devant elle. Elena lui fit signe de la précéder. Il l’entraîna d’un pas vif dans les couloirs du pont inférieur, puis lui fit monter la volée de marches qui conduisait à la cambuse du pont avant.
Dans la grande pièce transformée en salle de réunion, Elena trouva les chefs des différentes forces alliés, ainsi que la plupart de ses compagnons. Tous se levèrent quand elle entra.
Le rancien portait une ample robe blanche, dont il pouvait se débarrasser facilement quand il prenait sa forme d’aigle doré pour rejoindre les siens. Tol’chuk se tenait près de Joach, et même si elle avait du mal à s’habituer à la nouvelle apparence de son frère, Elena lui adressa un sourire.
De l’autre côté de la table, Jaston portait dans ses bras l’enfant de Cassa Dar. La fillette suçait son pouce ; visiblement, elle était toujours épuisée. Méric et Nee’lahn se tenaient par la main. Derrière eux, adossé au mur, Elena aperçut Magnam et Harlequin Quail, ainsi que Fardale et Épine.
Er’ril désigna un siège vide à la nouvelle venue.
— Nous avons pensé que c’était le moment de faire un dernier point stratégique, dit-il. Le soleil se couchera bientôt, et nous voulons être en position d’ici à la tombée de la nuit pour lancer notre assaut sur la vallée demain matin.
— Quelle distance nous reste-t-il à parcourir ? demanda Elena en s’asseyant.
— Mes éclaireurs de tête ont atteint la lisière de la zone brûlée, répondit le rancien. Ils sont en train de nous transmettre leur rapport.
— Et le reste de nos forces ? voulut savoir Elena.
— L’Aile de Corbeau calque son allure sur les troupes og’res, l’informa Tol’chuk. Nous pensons dresser notre campement en bordure de la vallée aux environs de minuit.
Er’ril désigna une carte sur la table.
— Nous l’avons dessinée d’après les informations fournies par Cassa. Nous positionnerons les og’res le long du bord ouest de la vallée. (Il tendit un doigt.) À l’aube, les troupes de Hun’shwa encercleront la fosse. Lorsqu’elles seront en place, les si’lura lanceront l’assaut initial depuis les airs. Ils pousseront aussi loin que possible au-dessus de la fosse avant de se poser et de se changer en animaux terrestres pour tenir la ligne de défense. Après ça, les og’res chargeront pour raffermir leur position et gagner du terrain.
— Puis nos forces s’envoleront de nouveau afin de porter le combat la marche d’en dessous, dit le rancien. Et nous répéterons la manœuvre autant de fois que nécessaire.
Er’ril acquiesça.
— Ainsi, en faisant des sauts de grenouille l’une par-dessus l’autre, les deux armées progresseront jusqu’au fond de la fosse.
Elena fixa l’ovale tracé sur le parchemin avec un morceau de charbon. Elle étudia le reste du terrain en silence. C’était sa région natale. Même dessinés aussi grossièrement, elle reconnaissait ses collines et ses vallées, ses ruisseaux et ses mares. Ils étaient gravés dans son cœur.
— Qu’en penses-tu, Elena ? s’enquit Er’ril.
La jeune femme acquiesça sans un mot. Les yeux de son époux brillaient avec la ferveur d’un véritable chevalier la veille d’une bataille. L’excitation rougissait ses joues. Il était dans son élément. Mais la stratégie militaire n’était pas la spécialité d’Elena.
— Et nous ? demanda-t-elle en ravalant une boule dans sa gorge.
Er’ril fronça les sourcils.
— Une fois l’attaque lancée, nous nous approcherons à bord de l’Aile de Corbeau et nous dirigerons vers le centre de la fosse en volant aussi bas que nous l’oserons. Puis nous enverrons la fillette de Cassa Dar reconnaître les lieux. Si la voie est libre, nous utiliserons une corde pour descendre au fond de la fosse. C’est sûrement là que se trouve le dernier portail du Weir.
— Qui participera à cet assaut ?
Er’ril se redressa.
— En plus de nous deux, ceux qui disposent de la magie la plus puissante avec laquelle t’aider : Joach, Méric et Nee’lahn.
La main de Joach se crispa sur son bâton. Elena vit la fierté sur le visage de son frère. Après avoir été infirme si longtemps, il était redevenu jeune et vigoureux, de nouveau capable de la protéger. Mais sous la flamme de son ardeur, Elena distinguait quelque chose de plus sombre, une dureté qu’elle ne lui avait pas connue jusque-là.
La veille, elle avait discuté avec Er’ril de la possibilité que Joach ait tué Greshym pour récupérer ses hivers volés. Er’ril partageait ses soupçons, mais, dans le fond, il se sentait plus soulagé qu’inquiet : que ce soit l’œuvre de Joach ou non, Greshym était mort. À présent, tandis qu’elle contemplait les ténèbres dans les yeux de son frère, Elena n’était pas si certaine qu’ils aient échappé à la malveillance du mage noir.
Elle reporta son attention sur Méric et Nee’lahn. Tous deux avaient compté parmi ses premiers alliés. Et si Joach était devenu plus sombre, l’el’phe et la nyphai avaient suivi le chemin inverse. Ils irradiaient littéralement. Elena voyait bien qu’ils n’arrêtaient pas de se toucher. On aurait dit que la longue route parcourue jusqu’ici avait adouci leur cœur au lieu de l’endurcir. Elena ne pouvait que s’en réjouir. Elle leur adressa un signe de tête pour les remercier – à la fois de ce qu’ils avaient fait dans le passé et de ce dernier sacrifice.
Puis Er’ril prit la parole, ramenant l’attention de la jeune femme vers lui.
— Mais la magie seule ne nous suffira peut-être pas pour atteindre le portail de la wyverne. Aussi quelques autres personnes se joindront-elle à nous.
— Deux métamorphes, lança le rancien. Ma fille Épine et son promis, Fardale.
Elena haussa les sourcils tandis que Fardale s’inclinait devant elle. Même s’il arborait le visage de Mogweed, sa posture avait toujours quelque chose de sauvage, de féroce.
— Il y a très longtemps, j’ai quitté cette forêt à tes côtés, dit-il avec raideur. J’ai été témoin de ta transformation – de fillette en femme, de sor’cière en reine. Et même si nous n’avons pas pu échanger le moindre mot pendant de nombreuses lunes, j’ai toujours connu ton cœur. Je ne t’abandonnerai pas maintenant. Cela m’est impossible. Ton odeur est dans mon sang. Tu es ma meute.
Il pressa un poing sur sa poitrine en signe de serment.
— Merci, marmonna Elena, au bord des larmes.
— Nous emmènerons également du muscle, grimaça Er’ril. Tol’chuk et le n’ain Magnam.
L’og’re acquiesça.
— Comme Fardale, je ne puis faire autrement que de t’accompagner.
Ses yeux irradiaient une douce chaleur. Et même s’il était incapable de projeter mentalement ses pensées comme les si’lura de sang pur, la jeune femme perçut l’amour et la détermination dans ses paroles.
Les yeux pétillants d’amusement, Magnam croisa les bras sur sa poitrine.
— Et là où on va messire Duroc, je me dois de le suivre.
— J’ai également gagné ma place au sein de cette illustre compagnie, déclara Harlequin Quail en haussant les épaules. Apparemment, le fait que je vous ai sauvé la vie à tous pendant la bataille de la Porte des Esprits a ramolli la méfiance et l’obstination métalliques de l’homme des plaines à mon égard.
Er’ril soupira.
— Sa rapidité et sa ruse pourraient nous être utiles, concéda-t-il.
Elena balaya la pièce du regard. Sisa’kofa lui avait conseillé de se tourner vers ses amis durant les temps sombres à venir. Du moins ne seraient-ils pas bien loin d’elle.
Aiguillonnée par le courage de ceux qui l’entouraient, la jeune femme rassembla le sien.
— Notre plan me paraît sensé. Et l’assaut sur Noircastel ?
— J’ai parlé avec Xin, qui se trouve à bord du Cœur de Dragon, répondit Joach. Ils attaqueront demain matin, eux aussi.
— Tout est prêt, constata Elena.
— Nous avons fait de notre mieux, dit Er’ril.
Elena détailla de nouveau la carte. À la même heure le lendemain, la moitié du monde serait en guerre. Demain, la jeune femme entraînerait ses alliés et ses amis les plus proches à leur perte.
— Si ça te convient, nous pouvons lever la réunion afin d’informer les troupes et de commencer les préparatifs.
Sans quitter du regard la carte grossière, Elena hocha la tête.
— Qu’il en soit ainsi.
Ses compagnons sortirent. Seul Er’ril resta dans la cambuse avec elle. Il versa une chope de thé fumant, l’apporta à la table et la fourra entre les doigts glacés de la jeune femme.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il doucement.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? répéta Elena en agitant une main au-dessus de la carte. La question, c’est plutôt : qu’est-ce qui va ?
Er’ril lui saisit la main.
— Regarde-moi, dit il en s’asseyant près d’elle.
Elena obtempéra à contrecœur.
Dans les yeux de l’homme des plaines, la flamme de l’ardeur combative s’était assourdie.
— Demain, beaucoup d’entre nous mourront, dit-il, laissant parler son cœur. C’est la guerre. Mais, pour l’instant, nous sommes en vie.
— Mais…
— Chut. (Portant la main d’Elena à ses lèvres, il embrassa sa paume.) Pour l’instant, nous sommes en vie, répéta-t-il.
La douceur de sa bouche agit comme un baume sur la douleur dans la poitrine d’Elena. La jeune femme ferma les yeux et autorisa cette tiédeur à se propager en elle. Trop tôt à son goût, Er’ril s’écarta d’elle mais continua à lui tenir la main, emprisonnant la chaleur de son baiser entre ses doigts.
— J’ai vu ta tête quand tu as étudié la carte, dit-il tout bas. Tu as reconnu l’endroit où la fosse a été creusée.
Ses mots frappèrent au cœur de la douleur d’Elena. Les yeux de la jeune femme se remplirent des larmes qu’elle réprimait depuis qu’elle avait découvert cette sinistre carte. De sa main libre, elle effleura le dessin tracé au charbon.
— Oncle Boln…
Er’ril pressa son autre main.
— C’est là que son cottage se dressait autrefois. Et avant lui, l’académie des mages chyriques du temps où j’étais jeune.
Elena retrouva enfin l’usage de sa voix.
— Cassa Dar a mentionné une confluence d’énergie.
Er’ril acquiesça.
— Un nœud de pouvoir plus important que tous les autres points vitaux de la Terre. Le Seigneur Noir compte y positionner le portail de wyverne afin de corrompre le monde une bonne fois pour toutes.
— Et oncle Boln avait bâti sa maison en cet endroit précis…
— Peut-être était-il au courant – consciemment ou non.
Elena fronça les sourcils en essayant de se souvenir.
— Il a dit quelque chose à propos des souterrains sous sa maison. Il pensait que les mages s’étaient établis là parce qu’ils avaient perçu le flot d’énergie.
— Et De’nal… Il s’est réfugié dans ces mêmes cavernes. C’est là qu’il a cristallisé son esprit pour nous attendre. Il savait que le pouvoir le préserverait.
Elena soupira.
— Donc, toute cette histoire va s’achever là où elle a commencé.
Er’ril prit son autre main.
— Et nous finirons ce chemin de la même façon que nous l’avons commencé : ensemble.
Se souvenant des paroles de Sisa’kofa, Elena conjura un sourire reconnaissant.
Son ancêtre avait eu raison. La révélation qu’elle lui avait faite devant la Porte des Esprits ne pouvait être partagé avec personne, pas même avec Er’ril. Alors, Elena laissa à son bien-aimé l’illusion qu’ils marcheraient vers cette ultime bataille main dans la main. Visiblement, il avait besoin d’y croire autant qu’elle, et elle refusait de lui enlever ça. Mais, au final, elle savait qu’elle se tiendrait seule avec le sort du monde entre ses mains. Ses mains qu’elle autorisait Er’ril à presser – les mains d’une sor’cière, les mains d’une femme.
Tiens-les pendant que tu le peux encore, songea-t-elle. Parce que bientôt, tu devras les lâcher.
Au coucher du soleil, Méric se tenait avec Nee’lahn sur le pont de poupe de l’Étincelle des Vents. Il ferma les yeux, savourant la caresse de l’air et le picotement de la magie qui courait à travers le bâtiment. Il n’avait qu’une envie : se connecter à la quille métallique dont l’énergie rougeoyait à la lisière de sa conscience. Mais ce n’était pas son navire. Le capitaine, un cousin au second degré du côté de son père, se débrouillait parfaitement pour manœuvrer le vaisseau aérien et calquer son allure sur celle des forces terrestres en contrebas. Il n’avait pas besoin de son aide.
Au lieu de ça, Méric projeta ses perceptions autour de lui, modelant le vent à sa guise, caressant les courants aériens, écartant une brise joueuse comme un autre homme aurait repoussé une mèche rebelle qui lui tombait sur le front. Et ce faisant, il perçut le tonnerre qui couvait à l’horizon.
Un orage venu de la mer se dirigeait vers eux, amassant des nuages d’air froid et chaud sur son passage. Une humidité encore chargée d’iode emplissait l’air. Les vibrations de la foudre se répercutaient le long des nerfs de Méric. Plus loin encore, le vent enflait telle une lame de fond prête à s’écraser sur ces hauteurs.
Avant l’aube, le ciel serait en guerre tout autant que la Terre. Méric devait prévenir Er’ril et les autres. Mais ça pouvait attendre un petit moment. Il rouvrit les yeux. Pour l’instant, le ciel était dégagé. Seules quelques traînées vaporeuses se détachaient contre les cieux couleur d’ecchymose. Le soleil se couchait derrière eux. À l’est, l’horizon était déjà noir, et quelques étoiles brillaient.
Nee’lahn s’agita.
— Nous approchons des arbres brûlés.
Méric prit une grande inspiration. L’air sentait la fumée de bois, mais pas plus que quelques instants auparavant. Dans les collines en contrebas, les og’res traversaient des forêts intactes et des prairies remplies d’herbe douce. Pour des créatures aussi massives, ils se déplaçaient à une vitesse étonnante, tels des rochers dévalant le flanc d’une montagne.
Méric eut beau scruter le paysage jusqu’à l’horizon drapé de nuit, il ne vit rien d’autre que de la végétation saine.
— Je ne vois pas le verger incendié.
Nee’lahn s’affaissa contre le bastingage.
— Moi, je le sens. (Sa main tâta son front, puis vint se poser entre ses seins.) C’est plus douloureux que n’importe quelle pourriture. Pour l’instant, la chanson sylvestre résonne autour de moi, aussi pure et limpide qu’un torrent de montagne. Mais plus loin, j’entends une discordance atroce qui se rapproche de nous. Et ce n’est pas le silence de Lok’ai’hera ravagée : c’est le cri d’un esprit qu’on torture.
Elle se boucha les oreilles.
Méric cala sa hanche contre le bastingage et prit la nyphai dans ses bras.
— Ne t’en fais pas, lui chuchota-t-il. Cette lamentation sera la dernière que tu entendras. Je te le promets. Nous vaincrons.
Nee’lahn se laissa aller contre lui.
— Je prie pour qu’il en soit ainsi, mais…
Méric n’eut pas besoin d’une quelconque magie pour entendre ses pensées.
— Rodricko est en sécurité, lui assura-t-il. Kast les gardera, lui et Sheeshon, à bord du Cœur de Dragon, loin des combats.
Nee’lahn émit un petit bruit de dénégation.
— À l’aube, il ne restera pas un seul endroit sûr au monde.
Méric embrassa doucement ses cheveux couleur de miel. Elle sentait les pétales de rose et la fleur d’oranger.
— Ton fils sera protégé.
Le murmure de Nee’lahn eût été inintelligible pour quiconque d’autre, mais l’el’phe le comprit et corrigea :
— Notre fils.
Ce jour-là, au lever du soleil, ils s’étaient fait des promesses avec le ciel au-dessus d’eux et la forêt en contrebas pour seuls témoins. Qui savait s’ils en auraient l’occasion plus tard ? Dans les circonstances présentes, il eût été idiot de tenir leur langue et de ne pas se dire ce qu’ils avaient dans le cœur.
C’était dans cette même forêt qu’ils s’étaient rencontrés, bien des lunes auparavant. À l’époque, l’histoire de leurs deux peuples avait dressé beaucoup d’amertume et de rancœur entre eux. Mais arrivés au bout de ce long chemin d’épreuves et de peine, ils se rendraient compte que le passé était moins important que l’avenir.
La main de Méric chercha celle de Nee’lahn. Leurs doigts s’entrelacèrent à l’instar de leurs cœurs.
— Les ténèbres approchent, chuchota la nyphai.
De nouveau, Méric tourna son regard vers l’horizon drapé de nuit. Tout au bord du monde, le vert de la végétation s’abîmait dans la noirceur. Une colonne de fumée noire comme de l’encre s’élevait dans le ciel, beaucoup plus foncée que la pénombre crépusculaire. L’el’phe était incapable d’entendre la chanson sylvestre ; pourtant, la douleur de la région souillée qui s’étendait devant lui hurlait à ses oreilles.
Il fut saisi par l’impulsion de conjurer les vents, d’arracher le commandement du navire à son cousin et de faire demi-tour. S’aventurer en ces terres ravagées par la défaite était synonyme de mort. Au lieu de ça, il serra Nee’lahn plus fort contre lui.
Au loin, l’orage encore distant grondait dans sa tête, résonnait dans sa poitrine et se répercutait dans la moelle de ses os. Il était un paratonnerre, vibrant des forces qui se massaient à l’horizon.
Nee’lahn avait dû le sentir aussi. Elle releva la tête et tourna son regard vers l’est comme lui. La ligne de collines verdoyantes s’arrêtait au bord de la forêt calcinée. Celle-ci s’étendait à perte de vue.
— C’est la fin du monde.
Er’ril aurait voulu empêcher Elena de monter sur le pont supérieur, mais le regard d’acier de la jeune femme l’avait convaincu que ses efforts seraient futiles. À présent qu’il observait son expression affligée au clair de lune, il regrettait de ne pas l’avoir enchaînée dans sa cabine.
Elena se tenait contre le bastingage, fixant la région dévastée où elle était née et où elle avait grandi. L’incendie avait changé les arbres du verger en lances durcies par le feu et pointées vers le ciel. L’air empestait la fumée et la cendre.
La tombée de la nuit avait mis en évidence le rougeoiement des braises enfouies. Cette lueur sinistre rappelait à Er’ril les feux que l’on trouvait dans les tourbières au-dessous des steppes du nord. Les voyageurs devaient faire très attention : un pas de travers, et ils risquaient de finir brûlés vifs. Mais, ici, le terrain était encore plus dangereux, soupçonnait Er’ril. Nul ne pouvait dire quelle magie destructrice se tapissait sous le sol noirci et fumant.
Par prudence, l’Étincelle des Vents volait à bonne distance des vallées ravagées. En contrebas, les forces og’res se rassemblaient dans la forêt intacte afin de dresser leur camp pour la nuit, même si celle-ci s’annonçait brève. Les si’lura étaient aussi en train de s’installer ; ceux qui avaient choisi de garder leur forme ailée se choisissaient un perchoir tandis que d’autres reprenaient la forme dans laquelle ils se sentaient le plus à l’aise : ours, loup, lynx ou mélange de plusieurs races.
La lune était lourde et brillante dans le ciel au-dessus de la vallée. Le lendemain soir, elle serait pleine et marquerait le milieu de l’été – le moment où le sort du monde dépendrait de leur réussite ou de leur échec.
Le tonnerre grondait ainsi que des tambours de guerre. Un orage approchait depuis la côte. Selon Méric, les premières gouttes tomberaient tard dans la nuit. Et d’ici au matin, les compagnons se retrouveraient dans la gueule de la tempête. Ils devraient patauger dans la boue, mais les conditions seraient tout aussi rudes pour l’ennemi. Et sous le couvert de la foudre et de la pluie, peut-être parviendraient-ils à se rapprocher davantage de la fosse avant que l’armée du Seigneur Noir – où qu’elle se trouve et de quelque nature qu’elle soit – engage le combat.
Er’ril fronça les sourcils. De la vision d’apocalypse qui s’offrait à lui, c’était le détail qui le troublait le plus. Durant leur long chemin jusqu’à Gelbourg, les compagnons n’avaient aperçu aucun signe des forces ennemies. L’homme des plaines n’était pas assez naïf pour croire que la chose tapie au fond de la fosse n’avait pas senti leur approche. Alors, pourquoi n’avait-elle pas tenté de les arrêter ? Pourquoi n’avait-elle envoyé personne les harceler ou les prendre à revers ? Les forces ennemies retranchées étaient-elles si convaincues de leur propre puissance ? Cette absence de réaction rendait Er’ril plus nerveux que si les compagnons avaient dû lutter à chaque pas pour continuer à avancer.
Au milieu de la zone ravagée, la fosse était un abysse au pourtour obscurci par la fumée et par une brume noire. Mais en son cœur brillait une lueur infernale, qui enflait et se rétractait tel le rougeoiement d’une forge monstrueuse au rythme des soufflets. C’était une vision atterrante, propre à saper le moral de quiconque la contemplait.
L’un après l’autre, les autres compagnons avaient rejoint Er’ril et Elena. Les plans pour le lendemain étaient arrêtés, les gardes et les sentinelles postés au cas où l’ennemi prendrait l’initiative de l’attaque, et après ce long voyage, chacun cherchait le réconfort où il pouvait le trouver. Certains étaient partis prier ; d’autres s’étaient réfugiés auprès de leurs amis ou de leurs amants ; d’autres encore préféraient méditer seuls en attendant le matin. À l’aube, les cors sonneraient, et la bataille pour le dernier portail du Weir s’engagerait.
Er’ril se tenait à droite d’Elena. Joach avait pris place à la gauche de sa sœur. Il ne semblait pas moins choqué qu’elle de découvrir ce qu’il était advenu de leur ville natale. Bien que la mort de Greshym l’ait rajeuni, il s’appuyait sur son bâton comme si son cœur pesait trop lourd pour lui.
À travers les cieux, les étoiles disparurent lentement derrière les nuages – l’avant-garde de la tempête. De petites étincelles de foudre dansaient à leur surface. Bientôt, la lune disparaîtrait ; la nuit s’emparerait de la vallée et oblitérerait cette vision cauchemardesque. Tout en regardant Elena s’abîmer dans un désespoir aussi profond que la fosse qui béait dans le lointain, Er’ril implora l’orage de se dépêcher de les rejoindre pour masquer le paysage à ses yeux horrifiés.
Joach se dandina et resserra sa cape autour de ses épaules.
— Il commence à faire froid. On devrait peut-être redescendre.
Par-dessus la tête d’Elena, il jeta un coup d’œil à Er’ril. Du menton, il fit signe à l’homme des plaines de l’aider, puis entraîna sa sœur à l’écart du bastingage.
La jeune femme se laissa faire, raide comme une planche.
Puis une rafale balaya le pont du navire, et Er’ril sentit les premières goutte de pluie éclabousser sa joue, froides et mordantes. Il prit l’autre bras d’Elena.
— Reposons-nous pendant que nous le pouvons encore, marmonna-t-il.
Ensemble, Joach et lui guidèrent Elena vers l’écoutille du pont avant. Joach lâcha le bras de la jeune femme pour ouvrir la porte et fit signe au couple de passer.
— Prends soin de ma sœur, dit-il à Er’ril.
— De tout mon cœur, promit l’homme des plaines, le souffle étranglé par l’inquiétude.
Joach demeura sur le seuil.
— Je vais voir Tol’chuk pour m’assurer que les tribus og’res sont toutes là avant de me coucher.
Er’ril acquiesça et entraîna Elena dans le couloir. La jeune femme n’avait pas encore prononcé un mot. Elle semblait être redevenue l’adolescente qu’il avait jadis sauvée à cet endroit même – aussi assommée par le chagrin et muette d’accablement.
À l’intérieur de leur cabine, des braises rougeoyaient encore dans la petite cheminée. La chaleur ambiante dissipa le froid de leurs membres. Er’ril fit asseoir Elena sur le lit et se baissa pour lui enlever ses bottes.
— Je peux me débrouiller seule, dit-elle enfin, joignant le geste à la parole.
Sa voix n’était pas aussi désorientée qu’Er’ril l’aurait cru. Elle lutta contre sa deuxième botte qui, malgré son obstination, ne tarda pas à rejoindre la première sur le plancher avec un bruit mat. Puis elle poussa un long soupir.
— Tu vas bien ? lui demanda Er’ril, toujours à genoux devant elle.
Elena acquiesça lentement, mais sa lèvre inférieure tremblait. Er’ril n’insista pas. Il se contenta d’ôter ses propres bottes.
— On devrait dormir autant que possible, dit-il doucement.
Elena enleva sa veste en veau retourné pendant qu’Er’ril roulait des épaules pour faire tomber sa cape. Avec des gestes las, ils se débarrassèrent de leurs pelures extérieures jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous deux en sous-vêtements. Puis Elena défit la ceinture de sa tunique de lin, qui tomba librement sur ses cuisses.
Er’ril rabattit les fourrures et la grosse couverture de laine. Quand il se tourna vers Elena pour l’inviter à se coucher la première, il vit qu’elle le fixait. Avant qu’il puisse prononcer un seul mot, la jeune femme le poussa gentiment sur le lit. Elle glissa ses mains sous la chemise de son bien-aimé, posant ses paumes tièdes sur la peau encore fraîche de l’homme des plaines, et les fit remonter jusqu’à sa poitrine.
Er’ril lui emprisonna les poignets.
— Elena…
Ils n’avaient pas dormi peau contre peau depuis la nuit où la jeune femme avait failli se noyer dans le bassin de la Racine Spirituelle.
Avec une détermination inébranlable, Elena se dégagea et continua à soulever la chemise de l’homme des plaines, qu’elle fit passer par-dessus sa tête avant de la jeter par terre.
Er’ril fixa la jeune femme dans les yeux et vit de quoi elle avait besoin. Elena s’écarta légèrement pour défaire les cordons qui attachaient sa tunique autour de son cou. Le sous-vêtement de lin tomba, frissonnant depuis ses épaules pour s’affaisser mollement autour de ses chevilles. Elle l’enjamba dans toute sa glorieuse nudité. L’éclat des braises baignait sa peau tel un flot de lumière liquide, la parant de teintes chaudes depuis le creux de ses épaules jusqu’au renflement de ses seins et à la courbe de ses hanches.
Elle vint à Er’ril dans toute sa féminité, et l’homme des plaines ne trouva pas assez de souffle pour protester. Il émit un bruit à mi-chemin entre désir fou et gargouillis de noyé.
Debout face à lui, Elena recommença à le toucher : les joues d’abord, puis le cou et les bras. Elle prit une de ses mains et la posa sur son ventre.
Er’ril retrouva enfin l’usage de sa voix.
— Elena, il ne faut pas… Pas comme ça… Pas maintenant…
Dehors, le tonnerre gronda dans le ciel, leur rappelant la guerre imminente. Son rugissement fit trembler tout le navire.
Elena se glissa dans le lit.
— Pourquoi ? chuchota-t-elle en continuant à le caresser.
— La bataille commencera à l’aube. Nous devrions…
Elle attira l’homme des plaines sur les oreillers et dans le nid de fourrures qu’elle rabattit sur eux. Le contact de leurs peaux nues fit fondre la résistance d’Er’ril.
— Pourquoi ? répéta-t-elle à son oreille.
— La guerre…
— Non, coupa-t-elle de nouveau, ses lèvres effleurant le cou de l’homme des plaines. Donne-moi la véritable raison – celle que te dicte ton cœur.
Er’ril ferma les yeux tandis qu’un frisson de désir le parcourait depuis le bout des orteils jusqu’au tréfonds de son être. Il dut se faire violence pour ne pas gémir.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
Elena se redressa sur un coude pour le regarder dans les yeux. Des paillettes d’or piquetaient des yeux verts.
— Si, tu le sais, chuchota-t-elle d’une voix rauque. Et je le sais aussi. Ça plane entre nous depuis trop longtemps.
Er’ril avait affreusement conscience de la pression du sein d’Elena son bras. Mais, en effet, il savait.
— Je… je suis un vieil homme. Trop vieux. (Les mots se précipitèrent hors de sa bouche avec soulagement.) J’ai vécu plus de cinq siècles.
Elena soupira.
— Et je suis trop jeune.
Er’ril rouvrit les yeux.
— Même si ton corps est celui d’une adulte, tu restes une adolescente de quinze hivers.
Il ne put dissimuler la honte dans sa voix.
Elena le fixa tristement.
— Quinze hivers ? Peut-être. Mais durant les deux derniers, ce n’est pas seulement la magie qui m’a vieillie prématurément. Durant ce périple, j’ai tué des ennemis et des gens que j’aimais. J’ai conduit des armées à la victoire et au massacre. J’ai plongé au cœur même des ténèbres et survécu à la mort. Et en chemin, j’ai appris… (Ses yeux se remplirent de larmes.) J’ai appris à t’aimer.
— Elena…
Er’ril la prit dans ses bras et la serra très fort contre lui.
— Qu’importe le nombre de mes hivers ? chuchota la jeune femme. Même vieilli par un sort, mon corps reste plus jeune que mon cœur. (Le frisson d’un sanglot la parcourut. Un de ses poings frappa la poitrine d’Er’ril en un geste d’irritation et de désespoir mêlés.) Et toi… Tu étais à peine plus vieux que moi aujourd’hui quand tu as fermé ton cœur au monde. Ton immortalité n’a pas figé que l’évolution de ton corps. Elle a aussi gelé ton cœur.
Allongé près d’elle, Er’ril ne trouva rien à répliquer. Depuis que le Journal Sanglant avait été forgé dans l’auberge de Gelbourg, l’homme des plaines s’était toujours tenu à l’écart d’autrui. Au fil des siècles, il avait arpenté des milliers de routes et livré d’innombrables batailles dans des champs sans nom, mais jamais il n’avait laissé fondre son cœur gelé par l’immortalité – sinon durant la brève période passée auprès de Vira’ni.
Changeant de position, il prit le visage d’Elena entre ses mains et étudia la femme blottie contre lui. Étaient-ils si éloignés l’un de l’autre ? Dans les yeux de sa bien-aimée, Er’ril lut enfin la vérité. La profondeur de sa tristesse, l’âge réel de son cœur.
— Er’ril…
— Chut.
L’homme des plaines roula sous le côté en faisant passer Elena sous lui. Puis il détailla la femme qu’il aimait – la femme qu’il désirait. Pour la première fois depuis qu’ils partageaient un lit, il autorisa son désir à se manifester. C’était un feu qui embrasait ses membres et son bas-ventre. Surpris par l’intensité de ses sentiments, Er’ril hoqueta.
Toute volonté évaporée, il se pencha pour embrasser Elena. Ce fut au tour de la jeune femme de hoqueter tandis qu’il écrasait ses lèvres sous les siennes et que leurs souffles se mélangeaient. Leurs bras se serrèrent comme des étaux tandis que leurs doigts s’agrippaient encore plus fort.
Le tonnerre gronda quelque part au-dessus de leur tête, et une rafale de pluie s’écrasa contre les flancs du navire avec le bruit d’une volée de flèches. Le vaisseau aérien tangua sous le brusque assaut des vents de tempête.
Er’ril mit enfin un terme à leur baiser pour faire courir ses lèvres le long du cou d’Elena et jusqu’à sa gorge. La jeune femme s’arc-bouta sous lui en poussant un petit cri.
— Elena, gémit-il avec elle.
Il surfait sur une vague qui était sur le point de l’engloutir. Un instant, il leva les yeux vers sa bien-aimée. Leurs regards se croisèrent. Une dernière fois, il guetta un avertissement, un signe l’invitant à se contenir. Mais tout ce qu’il vit dans les yeux d’Elena, ce fut une passion aussi ardente que la sienne, un feu qui consumait toutes les barrières entre eux.
Les mots étaient superflus. Pourtant, Elena chuchota :
— Ne me sauve pas… Contente-toi de m’aimer.
— Toujours, répondit Er’ril, s’abîmant en elle. Toujours et à jamais.
À une lieue de là, juché sur le dos de son hongre rouan au sommet d’un promontoire, Greshym observait le navire aérien brinquebalé par les vents. Il étudiait sa cible.
La quille métallique du bâtiment était pareille à une traînée de feu dans la nuit. Des éclairs illuminaient brièvement ses voiles ferlées et ses mâts battus par la pluie. Le vaisseau gîtait follement, tel un bouchon de liège ballotté par des flots impétueux. C’était tout juste si Greshym distinguait une silhouette d’azur vivace sur le pont de poupe : le capitaine qui luttait pour maintenir son cap, supposait-il. Les autres devaient s’être réfugiés sur le pont inférieur pour attendre l’aube.
Le mage noir sourit comme une bourrasque écartait les branches du chêne sous lequel il se tenait, le douchant de la tête aux pieds. Son bâton à la main, il sécha ses vêtements et son corps à l’aide d’un sort rudimentaire, puis déploya un petit bouclier pour s’isoler du froid et de l’humidité ambiante.
C’était bon d’avoir retrouvé ses pouvoirs. Greshym jeta un coup d’œil à la créature qui s’abritait tant bien que mal derrière la masse de son cheval. De la pluie dégoulinait le long de la silhouette misérable du gnome des souches. Les oreilles plaquées sur le crâne, Rukh tremblait. Ses côtes saillaient sous la peau grise de ses flancs, et il boitait légèrement. Il avait eu beaucoup de mal à traverser la forêt en suivant son maître conformément aux instructions de celui-ci.
Après que Joach l’avait libéré, Greshym avait filé plein ouest jusqu’à ce qu’il soit hors de portée du Grimoire. Il avait parcouru près de cinq lieues avant de sentir s’évanouir l’influence de Cho. Ça avait été comme si quelque chose éclatait en lui. Tout de suite, il avait su qu’il était de nouveau libre et maître de son pouvoir.
À partir de là, il lui avait été très facile de localiser Rukh et de le rejoindre. Il avait été très soulagé que voir que la créature détenait toujours son bâton. Même si ce n’était plus qu’un morceau d’os creux, il aurait perdu un temps précieux à en façonner un nouveau.
Il l’avait récupéré avec gratitude et rempli d’énergies simples – celles d’un bûcheron et de sa famille. Avec l’aide de Rukh, il avait versé le sang de leur cœur dans la moelle creuse de l’instrument. Le plus jeune des enfants, un petit garçon d’à peine trois hivers, portait même une petite étincelle de feu élémental. Ragaillardi par ce fluide nourrissant, le bâton était redevenu opérationnel. Et après coup, Rukh avait nettoyé les os du bûcheron. C’était son premier repas décent depuis une éternité.
Ainsi ravigotés, le mage et son serviteur étaient repartis vers l’est, en direction de Coupombre, l’épée de la sor’cière. Greshym avait utilisé sa magie fraîchement récupérée pour faire voler les sabots de sa monture à travers les bois. Il avait franchi la passe sur les traces de l’armée alliée, suivant sa piste sous le couvert d’un sort de dissimulation. À la tombée de la nuit, il était arrivé en vue du navire.
Et comme il le soupçonnait, il n’avait pas reperdu sa magie. Une fois brisé, le sort d’étouffement de Cho ne s’était pas régénéré. Il faudrait le lancer une seconde fois pour lier de nouveau Greshym au Journal Sanglant – une catastrophe que le mage noir ne laisserait pas se produire.
— J’aurai mon épée, promit-il à la nuit.
Son plan était simple. Profitant de la confusion de la bataille, il utiliserait un portail noir pour se transporter à bord de l’Étincelle des Vents, s’emparer de l’artefact et repartir avant qu’on ait remarqué son intrusion. Il n’osait pas prendre un tel risque cette nuit. À la veille d’une bataille, les compagnons devraient être en alerte. Non, Greshym saurait faire preuve de circonspection et de patience. Il ne gaspillerait pas cette chance unique de s’approprier Coupombre. Lorsqu’il détiendrait l’épée, plus personne ne pourrait s’opposer à lui, pas même Shorkan ou le Seigneur Noir en personne.
Greshym s’humecta les lèvres. Et grâce au pouvoir de Coupombre, qui était capable de trancher n’importe quel sort, rien ne pourrait plus l’atteindre. Au bout de cinq siècles, il serait enfin libre !
Un éclair traversa le ciel d’un horizon à l’autre. Le monde entier émergea des ténèbres, baigné par une lueur argentée et figé dans le temps. L’Étincelle des Vents planait dans la nuit telle une lanterne sourde.
Greshym plissa les yeux. Harmonisé au flux de la magie, il sentait que quelque chose venait de basculer, comme si un nexus de pouvoir s’était ouvert tout grand. Choqué, il retint son souffle.
Puis la lumière de l’éclair s’évanouit, emportant le monde, ne laissant derrière elle que le grondement interminable du tonnerre. Autour de Greshym, la forêt semblait plus sombre qu’avant.
Malgré son sort d’isolation, le mage noir frissonna. Un événement crucial venait de se produire, mais lequel ?
Faisant pivoter sa monture, il battit en retraite dans la forêt.
Non, ce n’était pas une nuit pour s’aventurer là où sa présence était indésirable. Demain viendrait bien assez vite.
À l’approche de l’aube, Elena gisait au milieu des fourrures en désordre, écoutant le gémissement du vent et le fracas du tonnerre. Le feu s’était éteint dans la petite cheminée, plongeant la cabine dans le noir. Roulé en boule à côté de la jeune femme, Er’ril dormait enfin.
Mais Elena n’arrivait pas à fermer l’œil. Elle se contentait de se blottir contre son bien-aimé. Sa peau lui tenait chaud ; la caresse de son souffle sur sa joue l’apaisait, et les battements de son cœur résonnaient entre eux. Elena aurait voulu que ce moment dure toujours, même si elle savait que le monde aurait tôt fait de les rappeler à lui.
Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle savoura la tiédeur au creux de son bas-ventre et se remémora tout ce qui s’était passé en essayant de comprendre.
Tandis qu’ils s’unissaient par cette nuit de tempête, Er’ril avait procédé lentement malgré sa passion impérieuse. Le sang virginal d’Elena s’était rependu avec une brève douleur, et les lèvres de l’homme des plaines avaient capturé ses cris. Il s’était mis à bouger à un rythme que la jeune femme s’était efforcée de suivre, d’abord avec hésitation, puis de plus en plus d’ardeur.
Le moment avait paru infini, hors du temps – une vague qui avait enflé en elle avant de la submerger en lui arrachant un cri de libération et de joie, un impossible mélange de douleur et de plaisir. Le cri qu’Er’ril avait poussé en retour avait résonné à ses oreilles tel le tonnerre.
À cet instant précis, un éclair avait brisé le monde. Une lumière aveuglante était entrée par le petit hublot, une lance radieuse qui avait nimbé toute chose d’argent. Elena avait les yeux fermés, et, pourtant, elle avait tout vu dans cette explosion de lumière : Er’ril penché sur elle, le visage figé, la bouche ouverte en une grimace de surprise et d’extase, le front crispé par le même mélange de sensation.
En cet instant de brillance, le monde avait volé en éclats autour de la jeune femme. L’espace d’un battement de cœur, celle-ci s’était retrouvée perdue dans la toile argentée de la vie. Son esprit et son corps avaient implosé tandis qu’elle hoquetait dans les bras d’Er’ril. Elle avait entendu des milliers de voix, expérimenté toutes les sensations possibles, vu les images d’un million de facettes – des images trop nombreuses pour qu’elle les appréhende individuellement, mais aussi limpides que du cristal.
Et au centre de la toile infinie, elle avait perçu une présence incommensurable qui s’était lentement tournée vers elle.
Cho l’avait prévenue de se tenir à l’écart de cette immensité. Mais alors qu’elle surfait sur la vague de sa propre passion, Elena avait été à la fois projetée d’elle-même et aspirée vers l’intérieur.
Il lui avait semblé qu’il n’existait pas d’échappatoire.
Puis l’éclair s’était évanoui en travers du ciel, s’estompant dans une détonation qui avait ébranlé jusqu’à la quille du navire. Elena était retombée dans son corps, dans son lit, dans les bras d’Er’ril.
Également libéré, l’homme des plaines s’était affaissé sur elle, la ramenant à la réalité à coups de baisers. Elena avait été trop choquée pour lui raconter ce qui venait de se passer. Des larmes avaient coulé ses joues. Elle était passée à un cheveu de se perdre, de se faire détruire à l’apogée du partage de leur amour.
Er’ril s’était mépris sur la raison de ses larmes. Il l’avait embrassé tendrement.
— Je t’aime, lui avait-il chuchoté à l’oreille.
Mais les milliers de voix de la toile résonnaient encore dans la tête d’Elena, couvrant les paroles de l’homme des plaines. Elle avait agrippé Er’ril.
— Serre-moi, avait-elle chuchoté en retour. Ne me lâche pas.
Er’ril avait obtempéré, l’encerclant de ses bras et de ses jambes musclées. Elle était restée allongée contre lui, respirant l’odeur musquée de sa peau qui retrouvait une température normale, mêlant son souffle au sien tandis qu’ils s’assoupissaient.
À présent, seule avec ses pensées et ses inquiétudes, Elena ferma les yeux pour se protéger contre l’approche du matin alors que le navire tanguait sous elle. Bien des lunes auparavant, le sang de ses premières menstrues avait annoncé le début de son voyage. Et elle sentait que l’écoulement de son sang virginal marquerait la fin de celui-ci. La boucle était bouclée, le cercle fermé.
Elena était toujours allongée dans les bras d’Er’ril. Leurs membres entrelacés, leur chaleur corporelle mélangée l’empêchait de dire où commençait l’un et où finissait l’autre. Pourtant, jamais elle ne s’était sentie plus seule. Le dénouement approchait, et selon Sisa’kofa, elle devrait l’affronter sans le soutien de ses compagnons. Mais quelle en serait l’issue ?
Du sang au sang… Comment tout cela se terminera-t-il ?